Une identité française : 1935-2005
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Une identité française : 1935-2005

Exemplarité

Le parcours d’André Gamet est exemplaire à plus d’un titre, d’abord sur le plan humain qui a conditionné tout au long de sa carrière cette attitude humaniste, qui l’a guidé dans la même époque que d’illustres compagnons : Doisneau, Ronis, Dieuzaide ou Boubat auxquels s’applique avec lui, la sentence d’Edward Weston : « Il faut vraiment le vouloir pour contraindre un appareil photo à mentir : fondamentalement c’est un moyen d’expression honnête… Et la vision contemporaine, la vie nouvelle, s’appuie sur une approche honnête de tous les problèmes, qu’ils soient moraux ou esthétiques. » ; Et ensuite sur le plan de l’œuvre qui s’écoule comme un long fleuve tranquille, entre Rhône et Saône, entre 1935 et aujourd’hui : sur soixante dix années de parcours photographique. « Un monde nouveau », c’est bien cette France d’après guerre qu’a guetté de derrière son viseur André Gamet avec assiduité, constance et honnêteté ; ce monde en mutation qu’il a vu basculer de la société rurale à la société post industrielle de consommation.
Aujourd’hui que sonne le temps des « mémoires », André Gamet se penche sur son passé et revisite ses archives. Nous transmettant au fil des images, une mosaïque testamentaire qui constitue à travers sept décennies «cette identité française », qu’il s’était donnée au départ avec simplicité, mais presque comme une mission d’identifier à travers sa propre sensibilité. Car l’objectivité n’est qu’un leurre en photographie, qui ne reproduit que des images de la réalité, et non la réalité elle même ; comme des vestiges d’un réel un instant, immobilisé sur des surfaces planes en papier d’argent. S’il a fait œuvre d’artiste, c’est à son corps de photographe défendant, le témoignage direct et sincère l’emportant toujours chez lui sur la volonté esthétique, ou sur des considérations plastiques, pourtant non absentes. La vision documentaire prime donc en apparence dans « ce portrait d’une époque singulière » sur la créativité subjective ; comme l’éthique de vie associée à une sensibilité personnelle sur la réflexion conceptuelle. Mais l’œuvre de Gamet reste avant tout poétique, au regard du monde de l’art, même elle remplit aussi sa fonction de « documents » en ouvrant les portes aux interprétations des historiens et des sociologues. 
« On ne peut pas posséder le présent mais on peut posséder le passé... On ne peut pas posséder la réalité ; on peut posséder (et être possédé) des images…» écrivait Susan Sontag. 
La distinction étant faite, tout photographe lucide, malgré de pieux vœux d’innocence humaniste ne peut nier qu’il est un prédateur de réalités, en puissance. Et qu’il a choisi ce médium qui privilégie la relation avec le réel, parce qu’il lui permet de prendre des images mentales, de les retenir dans le cristal d’argent, cultivant l’illusion retenir le monde. Il y’a dans le profil psychologique de tout homme qui photographie, une volonté boulimique de s’incorporer, s’approprier le monde qu’il soit paysages ou être humains. Lui reste à ne jamais perdre de vue que ce n’est pas le monde, fut-il nouveau car en mutation comme chez Gamet, qui est retenu mais seulement des « images du monde ». Et l’homme photographique dans ce geste révèle sa fragilité face à la mort et sa monstrueuse nostalgie devant ce qui a été et qui et va disparaître, et qui pourtant nous contemple dans une empreinte : ce vestige cada-véridique de l’image, autant que nous la contemplons : monde mort qui brille par son absence, que Barthes a si bien décrit. 
A défaut donc d’avoir le monde réel, on possède la réalité de l‘image on la consomme par le regard et par la pensée qui s’en suit ou s’en empare, dans des livres ou dans des expositions. On peut même la posséder pour la consulter à loisir. Et depuis l’après guerre et l’avènement de la société de consommation, on a fini par identifier ce monde photographié au monde réel, l’image certifiant que la réalité existe bien et qu’elle se résume à cette image…

Un photographe de climat

Paradoxalement André Gamet ne nous touche jamais autant que lorsqu’il se tient à la frontière de l’intime, ce qui nous fait dire qu’il est un photographe de climat et d’ambiance. Témoin les deux photographies de sa femme en 1940 et 1941 dont la première « Lumière et jalousie » est censée décrire la parade des troupes allemandes dans la rue mais nous montre une femme derrière des persiennes, seule la coiffure et la robe trahissent peut-être les années quarante. Pour le reste cette photo garderait son mystère qui fait son charme, est ce que cette femme se penche vers l’extérieur pour y scruter quelque chose ou au contraire se réfugie t-elle derrière les rideaux pour cacher une absence et une envie de se replier sur soi même. Nous le saurons pas si le commentaire n’orientait pas décidément l’œuvre dans le sens du document, lui ajoutant un sens qu’elle n’avait pas au premier abord mais en lui en retirant de multiples laissés dans l’indicible, ce qui confirme que la photographie accompagne le réel mais ne le fait comprendre, elle en est presque une illustration muette qui puise sa signification dans ses propres armes. En s’orientant vers la vision documentaire Gamet s’exclue, perd sa dimension artistique, au profit il est vrai de la vérité historique qui, paradoxalement, est peut-être la spécificité de son écriture : le mystère au quotidien. La seconde image « escapade printanière » subit elle aussi un détournement. Nous nous en étions servis pour l’affiche et le carton de l’exposition au Bleu du ciel. Pour Gamet elle est prétexte à introduire le concept souvenir de la « bécane », si prééminent à l’époque où l’essence était rationnée. Mais la force de cette image indéniablement est ailleurs, qui fait sa force et son universalité, témoin le succès et la curiosité qu’elle avait déclenché en 2002. Si les socquettes blanches et le chignon du personnage ciblent immédiatement la photographie aux années de guerre, sa qualité est dans sa grande poésie, qu’a chanté bien plus tard Yves Montand dans « sa bicyclette », chanteur qui soit dit en passant faisait à l’époque faisait ses premiers pas sur les planches d’un théâtre de Marseille. Cette photographie illustre à merveille la capacité de « monstrueuse nostalgie » qui habite toute image. Nostalgie de la jeunesse et de l’amour car cers qui se retourne—telle sinon vers son amoureux sans doute évoqué par le bouquet de fleurs sanglé sur le garde boue arrière, témoignant que la guerre n’empêche pas l’amour de tourner et que cette escapade du nom que lui donne Gamet avait de fortes chances d’être avant tout une escapade amoureuse. Mais contrairement à Robert Doisneau qui avait convoqué le réel sur décision avec modèles et mise en scène à la clef pour illustrer le fameux baiser, l’image de Gamet quoique inconnue et à ce titre ne pouvant revendiquer le statut d’icône, garde toute sa vérité spontanée ? on pourra rétorquer que si on le savait pas le résultat serait le même car la façon de traiter le baiser chez Doisneau revendiquant la même spontanéité même si elle a été calculée et la même que chez Gamet dans sa promenade amoureuse. La seul e différence est que l’on sait que l’image de Doisneau se rapproche de la mode et celle de Gamet du reportage. Dans ce sens Gamet est fidèle à la notion d’ « instant décisif » introduite par Cartier Bresson, pendant que Doisneau moderne avant l’heure tend vers la fictionnalisation de l’image précédant les Jeff Wall. On peut comprendre à ce stade l’importance de l’éthique dans la démarche du photographe humaniste qui se veut avant tout témoin fidèle de la réalité, éthique que des photographes comme Walker Evans et Dorothéa Lange. Mais que reste –t-il de cette approche éthique en dehors des livres d’histoire ? Aujourd’hui la photographie essaye de voler de ses propres ailes pour intégrer fièrement le statut d’art à égalité avec la peinture, et cela passe par l’intégration de la notion de « décontextualisation de l’image dont Jean Luc Moulène en France est un des phares. En décontextualisant une image, on la rend unique et intemporelle, elle ne doit plus son existence qu’à elle même et digne de figurer toute seul sur les cimaises des musées, ne lui reste plus qu’à intégrer le monumentalisme de la représentation et le tour est joué, jusqu’au reportage qui devient art. Cependant l’histoire n’est qu’un éternel retour et la photographie n’échappe pas à la règle car comment aborder les travaux de Stieglitz au début du vingtième siècle avec son regard pictorialiste sinon comme une tentative de retirer le contexte historique à l’œuvre pour atteindre à une beauté.
La photographie depuis le début de son histoire a toujours oscillé entre désir de réalité, et désir de fiction par contre elle n’avait jamais échappé à ce qui constitue sa spécificité : ce rapport indirect mais indispensable avec le réel.

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